Lettre ouverte « Pour une réforme de la législation relative à l’état d’urgence en Tunisie respectueuse des droits humains » envoyée aux député-e-s de l’Assemblée des représentants du peuple

April 08, 2019

Le 5 avril 2019

Aux Membres de l’Assemblée des représentants du peuple

Objet: Pour une réforme de la législation relative à l’état d’urgence en Tunisie respectueuse des droits humains

Nous, soussigné-e-s, membres de la société civile, vous écrivons pour exprimer notre profonde préoccupation quant au projet de loi organique n° 91-2018, portant organisation de l’état d'urgence, initialement porté à votre attention le 30 novembre 2018 par le Président de la République. Le texte étend le champ d'application des mesures exceptionnelles figurant actuellement dans le décret n° 78-50 du 26 janvier 1978, réglementant l'état d'urgence.

Tout en reconnaissant les défis sécuritaires auxquels est confrontée la Tunisie, le renouvellement systématique depuis le 24 novembre 2015 des mesures prévues au titre du décret a donné lieu à de nombreux abus comme a pu le constater le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste suite à sa visite en 2017[1].

Le projet de loi censé remplacer le décret est problématique tant au niveau des modalités de proclamation de l’état d’urgence que dans le contenu des mesures envisagées, ces dernières risquant d’avoir un impact négatif sur l’exercice des libertés et droits fondamentaux dans le pays.

Nous affirmons tout d’abord que les motifs pour lesquels il est possible de proclamer l’état d’urgence sont bien plus larges que ceux prévus par le droit international qui limite les dérogations aux situations qui menacent « l’existence d’une nation ». A ceci s’ajoute l’absence de réels contrôles requis par un état de droit relatifs à la proclamation et au renouvellement de l’état d’urgence, le président pouvant déclarer et renouveler l’état d’urgence sans requérir l’approbation formelle des parlementaires. En outre, l’absence de précision quant à la durée maximale des mesures prévues au titre de l’état d’urgence risque de normaliser encore davantage ce qui devrait demeurer un régime juridique temporaire et d’exception.

Loin de remédier aux insuffisances du décret n° 78-50, le projet de loi accorde de larges pouvoirs discrétionnaires aux gouverneurs et au Ministère de l’Intérieur portant préjudice aux acquis du soulèvement populaire de 2011 notamment en matière de libertés d’expression, de réunion pacifique, d’association et de mouvement, ainsi qu’au droit de grève. Ceci est d’autant plus préoccupant que le texte ne prévoit pas un contrôle judiciaire effectif des mesures prévues par l’état d’urgence. Par exemple, au titre de l’article 7, le Ministre de l’Intérieur peut prononcer une assignation à résidence en l’absence de poursuite judiciaire préalable à l’encontre de toute personne considérée comme dangereuse pour la sécurité et l’ordre public. Aucune mention n’est faite concernant la durée maximale d’une telle restriction en matière de libertés.

Nous rappelons que toute dérogation aux droits et libertés fondamentales devrait être permise uniquement « dans la stricte mesure où la situation l’exige » selon les termes de l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques relatif à l’état d’urgence et tenir compte des critères de nécessité et de proportionnalité. L’article 49 de la Constitution exige également le respect des principes de proportionnalité et de nécessité ainsi que le rôle des instances juridictionnelles dans la protection des droits et libertés contre toute atteinte. Or, le projet de loi contient de nombreuses dispositions sans pertinence avec les raisons prévues par cette disposition et aboutiraient in fine à vider de leur substance les droits humains inscrits dans la Constitution.

Au vu de ce qui précède, nous vous demandons respectueusement de ne pas approuver le projet de loi dans sa version actuelle. L’abrogation nécessaire du décret n° 78-50 représente une opportunité pour les représentant-e-s de l’Assemblée des représentants du peuple de réformer en profondeur le cadre légal relatif à l’état d’urgence en adoptant une approche respectueuse des droits fondamentaux protégés par la Constitution et par les Conventions internationales auxquelles la Tunisie est partie. Nous vous appelons à demander une révision des dispositions problématiques de la loi pour protéger la règle de droit et les droits et libertés fondamentales de tous-tes et en tout temps.

Signataires :

Amnesty International

Article 19, Middle East and North Africa

MENA Rights Group


[1] Voir Conseil des droits de l’homme, Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste (visite en Tunisie), 12 décembre 2018, A/HRC/40/52/Add.1.

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