Quand le Passif humanitaire mauritanien s’invite à Genève

October 18, 2023

Grâce au soutien de la ville de Genève, MENA Rights Group a facilité le témoignage de proches de Mauritaniens disparus devant le Comité des disparitions forcées de l'ONU en septembre 2023.

Des proches de personnes disparues mauritaniennes témoignent devant le Comité des disparitions forcées des Nations Unies © Avec l'aimable autorisation d'Anja Oksalampi.

Les 11 et 12 septembre 2023, le Comité des disparitions forcées de l’ONU a examiné à Genève les efforts entrepris par la Mauritanie pour mettre en œuvre la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, ratifiée par le pays en 2012.

Cet évènement fut l’occasion pour la société civile mauritanienne engagée dans le domaine de la justice transitionnelle de faire entendre sa voix concernant le Passif humanitaire, période durant laquelle des violations massives des droits humains à l’encontre des populations afro-mauritaniennes ont été commises entre 1986 et 1992.

Des rescapés de cette période ainsi que des femmes et enfants de disparus sont ainsi venu·es à Genève pour témoigner devant le Comité. Si l’essentiel de la délégation était composé d’activistes de la diaspora, trois proches de victimes ont été en mesure de faire le déplacement de Mauritanie grâce au soutien de la ville de Genève.

Retour sur une page sombre de l’histoire mauritanienne qui demeure largement méconnue en Europe et un dossier que les autorités locales souhaiteraient oublier.

Retour sur le Passif humanitaire

Au milieu des années 1980, de fortes discriminations raciales à l’égard des communautés noires sont pratiquées en Mauritanie.

En 1986, plusieurs cadres des Forces de libération africaines de Mauritanie (FLAM), un mouvement d’opposition fondé clandestinement trois ans plus tôt, publient le Manifeste du Négro-Mauritanien opprimé, dans lequel ils décrivent les persécutions subies par les « Afro-Mauritaniens », terme générique englobant les minorités noires halpulaars, soninkés et wolofs.

Le 22 octobre 1987, le gouvernement déclare avoir découvert et empêché l’exécution d’un coup d’État fomenté par une cinquantaine d’officiers halpulareen, soupçonnés d'être membres de l'organisation des FLAM, auteur du Manifeste*. À la suite d’un procès expéditif devant une cour spéciale de justice, trois d’entre eux sont condamnés à la peine capitale le 3 décembre 1987 et exécutés trois jours plus tard. 

En 1989, prenant pour prétexte un incident transfrontalier, le gouvernement mauritanien procède à l’expulsion de 60’000 Afro-Mauritaniens vers le Mali et le Sénégal. Peu de temps après, entre octobre 1990 et mi-janvier 1991, les autorités arrêtent arbitrairement environ 3’000 soldats afro-mauritaniens. Selon les estimations, entre 500 et 600 d’entre eux ont été victimes d’exécutions sommaires précédées de torture et de détention au secret. Point culminant de cette répression, le 28 novembre 1990, date anniversaire de l’indépendance du pays, 28 militaires sont pendus au sein de la garnison d’Inal.

30 ans de lutte contre l’impunité

À la suite du Passif humanitaire, les victimes et leurs familles se sont organisées collectivement pour faire valoir leurs droits et mener des actions de plaidoyer. Des associations de victimes ont alors vu le jour, comme le Collectif des veuves, au sein desquelles les femmes ont joué un rôle déterminant.

Deux de ses représentantes, Meimouna Alpha Sy et Fatimata Sall, étaient présentes pour témoigner à Genève devant le Comité des disparitions forcées. Même si leurs proches ont été vraisemblablement exécutés en 1990, elles n’ont jamais été en mesure de récupérer leur dépouille et ne savent toujours pas où ils ont été inhumés.

Bien que victimes et ayants droit aient tenté d’introduire des recours devant les juridictions mauritaniennes, ils et elles se sont heurté·es à la loi n°93-23 portant amnistie

Cette loi, entrée en vigueur en 1993, empêche d’établir les responsabilités pour les violations commises durant le Passif humanitaire et de permettre l’accès à des recours utiles aux victimes et à leurs ayants droit. Ces derniers n’ont pas eu d’autres choix que de se tourner vers les juridictions supranationales, non sans un certain succès.

En l’an 2000, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a reconnu que de graves violations des droits humains avaient été commises entre 1989 et 1992, et a recommandé aux autorités d’« établir une enquête indépendante pour clarifier ce qu’est advenu des personnes disparues », « identifier les auteurs des violations » et « assurer la compensation des veuves et bénéficiaires des victimes. » 

Force est de constater que ces recommandations n’ont jamais été mises en œuvre. Lors de la présidence de Mohamed Ould Abdel Aziz (2009-2019), les autorités n’ont reconnu que des agents de l’État avaient commis de graves abus que d’une manière vague et générale. Cependant, elles n’ont pas pris les mesures nécessaires permettant de faire en sorte que les auteurs de ces violations répondent de leurs actes.

La question de l’impunité s’est récemment posée lors de l'élection de Mohamed Ould Meguett en tant que président de l’Assemblée nationale en juin 2023. L’opposition et les militants afro-mauritaniens ont alors dénoncé cette élection en raison de son implication dans les massacres de soldats afro-mauritaniens dans l'armée entre 1988 et 1991, notamment à Inal. Aissata Tambadou, la fille du Lieutenant Abdoulaye Tambadou, a détaillé les responsabilités alléguées de ce dernier dans l’exécution de son père au Comité des disparitions forcées.

Quel rôle pour les mécanismes de protection des droits humains basés à Genève ?

La Mauritanie a ratifié les principaux traités relatifs aux droits humains, comme la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.

À ce titre, elle est tenue de présenter des rapports périodiques détaillant les mesures prises pour respecter ses engagements internationaux. Ces rapports sont examinés lors de sessions organisées par des organes conventionnels, des comités composés d’expert·es indépendant·es qui surveillent l’application des traités. Ces examens sont autant d’opportunités données à la société civile pour apporter sa perspective sur certaines problématiques relatives aux droits humains. 

Le 11 septembre 2023, devant le Comité des disparitions forcées, des organisations comme l’Organisation pour le Développement International Social Solidaire Intégré, L’Aide aux Veuves et Orphelins des Militaires Mauritaniens, Muritani Min Njejjittaa ou encore le Cadre de Concertation des Rescapés de Mauritanie (CCR-M) ont ainsi été en mesure d’exposer leurs doléances.

Leurs efforts ont porté leurs fruits puisque la question du Passif humanitaire a été largement évoquée lors des échanges entre le Comité et les représentants du gouvernement mauritanien les 11 et 12 septembre.

Lors du dialogue interactif, la délégation mauritanienne a prétendu être parvenue à un règlement du Passif humanitaire à travers l’indemnisation des ayants droit et l’organisation d’une journée de réconciliation nationale organisée à Kaédi en 2009.

De son côté, le Comité a estimé que ces mesures ne semblaient pas suffisamment complètes puisqu’elles ne couvrent pas tous les types de préjudices causés par les disparitions. L’un de ses membres a notamment regretté l’accent mis sur l’indemnisation, mesure pouvant être perçue comme une façon de clore les dossiers.

Tout au long du dialogue, il est apparu que les autorités n’avaient pas l’intention d’instituer des procédures de réparation complètes, y compris des dispositions visant à garantir la vérité et la justice pour les personnes concernées.

Le gouvernement a même tenté d’avancer que la loi d'amnistie de 1993, étant antérieure à l'adoption de la Convention, la question de sa compatibilité ne devait même pas être abordée. 

Le Comité, dans ses Observations finales rendues publiques le 3 octobre, n’a pas retenu cet argument. Bien au contraire, il a recommandé à la Mauritanie « d’abroger toute disposition qui aurait pour effet d’exonérer les auteurs de disparitions forcées de poursuites ou de sanctions pénales ». 

Le gouvernement est également tenu d’intensifier ses efforts pour faire en sorte que tous les cas de disparition forcée survenus lors du Passif humanitaire fassent l’objet d’une enquête approfondie et impartiale. En cas de décès, les dépouilles doivent être identifiées, manipulées avec respect et restituées aux familles.

L’État mauritanien dispose d’un délai de trois ans pour rendre compte au Comité de la mise en œuvre de ces recommandations, sous l’œil vigilant d’une société civile déterminée à faire entendre sa voix.

* Cette phrase a été modifiée le 19 octobre 2023 pour corriger des erreurs factuelles contenues dans la précédente version de l'article concernant les événements d'octobre 1987. 

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