October 24, 2024
Gouvernement de la République islamique de Mauritanie
`Sid’Ahmed Ould Benane
Commissariat aux droits de l’Homme et à l’action humanitaire et aux relations avec la société civile
B.P 1258
Nouakchott, Mauritanie
Copie conforme : Président Ahmed Salem Ould Bouhoubeyni, Commission nationale des droits de l’Homme de Mauritanie
23 octobre 2024
Concerne : Mise en oeuvre des recommandations relatives au “Passif humanitaire” formulées par le Comité des disparitions forcées (CED) de l’ONU lors de ses observations finales concernant le rapport initial soumis par la Mauritanie
Monsieur le Commissaire aux droits de l’Homme et à l’action humanitaire et aux relations avec la société Civile, cher M. Sid’Ahmed Ould Benane,
Nous, les organisations signataires, vous écrivons au sujet de la mise en œuvre des recommandations relatives au Passif humanitaire figurant dans les Observations finales du Comité des disparitions forcées concernant le rapport soumis par la Mauritanie en application de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées adoptées le 29 septembre dernier.
Un an après l’adoption des Observations finales par le Comité, nous souhaitons par la présente attirer votre attention sur les recommandations relatives aux questions de justice transitionnelle et d’accès à la vérité en lien avec le Passif humanitaire.
Les autorités mauritaniennes ont été invitées à mettre en marche un mécanisme de justice transitionnelle qui devrait passer entre autres par une intensification des efforts de recherche des individus portés disparus en garantissant notamment une enquête approfondie et impartiale pour chaque cas de disparition forcée relevant de la période du Passif humanitaire, la poursuite et le jugement de toutes les personnes ayant participé à la commission d’une disparition forcée, y compris les supérieurs hiérarchiques militaires et civils. Par ailleurs, le Comité a également recommandé à l’État partie d’abroger toute disposition qui aurait pour effet d’exonérer les auteurs de disparitions forcées de poursuites ou de sanctions pénales. Comme vous le savez, la loi n°93-23 du 14 juin 1993 portant Amnistie pleine et entière aux membres des forces armées et de sécurité pour les crimes commis dans le cadre de l’exercice de leur fonction pendant la période du Passif humanitaire continue d’être dans les faits en vigueur. Notons d’ailleurs que les autorités mauritaniennes n’ont pas exprimé une quelconque volonté d’abroger ou d’amender cette loi d’amnistie lors de l’examen de la Mauritanie devant le Comité qui s’est tenu les 11 et 12 septembre 2023.
Récemment, à l’occasion de la campagne électorale ayant précédé l’élection présidentielle mauritanienne de 2024, la question du Passif humanitaire s’est de nouveau retrouvée au cœur des débats. Quatre des sept candidats se sont prononcés en faveur d’un processus de justice transitionnelle en s’engageant notamment sur certaines mesures, qui nous apparaissent cohérentes avec les recommandations figurant dans les Observations finales, comme la création d’une Commission vérité et réconciliation ou bien l’abrogation de la loi d’amnistie de 1993. Le président réélu Mohamed Cheikh Ould Ghazouani avait lui-même exprimé sa volonté de “panser les plaies du passé [et de] tourner la page du passif humanitaire” pour répondre à cette demande sociale.
L’attention portée sur la question de la justice et plus précisément sur le traitement du Passif humanitaire pendant cette campagne nous rappelle à quel point cette page sombre de l’histoire mauritanienne demeure un dossier non réglé et une source de division nationale. Il reste encore à voir quelle utilisation les autorités mauritaniennes feront de cette impulsion et si elle se matérialisera par des négociations à la fois fondées sur la bonne foi et prenant en compte les mesures recommandées par le Comité.
Nous prenons note des mesures qui ont été prononcées jusqu’à présent, y compris la signature de l’accord tripartite entre la Mauritanie, le Sénégal et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en 2007, l’allocation financière de soutien accordée aux ayants droit des martyrs et l’organisation d’une journée de réconciliation nationale après la prière de Kaédi en 2009, qui n’a pas perduré.
Le Comité a cependant souligné que les mesures mises en œuvre en guise de réparation des crimes commis pendant la période du Passif humanitaire demeurent limitées en insistant sur la nécessité de garantir pour les personnes concernées les « droits à la justice, à la vérité et à une réparation intégrale, ce qui comprend non seulement l’indemnisation, mais aussi la réadaptation, la satisfaction et les garanties de non-répétition. » Il est par exemple regrettable que le règlement du retour des réfugiés-déportés ait été séparé du traitement plus général du Passif humanitaire, que l’indemnisation des victimes ait été envisagée comme une solution définitive et que la journée de réconciliation nationale ne se soit pas inscrite dans le temps.
Nous attendons donc du gouvernement mauritanien qu’il abroge dans les plus brefs délais la loi n°93-23 portant amnistie aux membres des forces de sécurité pour les crimes commis pendant la période du Passif humanitaire qui empêche notamment d’ouvrir des enquêtes et de poursuivre les personnes responsables de disparitions forcées. Cette abrogation permettra de créer les conditions nécessaires à l’ouverture d’un dialogue entre les différentes parties prenantes pour mettre à jour la réalité des faits et situer les responsabilités de chacun.
Non seulement cette amnistie est incompatible avec le droit international, mais elle contrevient également au principe d’imprescriptibilité de la torture qualifiée de crime imprescriptible contre l’humanité dans la loi n°2015-033 et l’article 13 de la Constitution.
Outre le fait qu’aucune poursuite n’a pu être engagée contre les responsables présumés des violations commises durant le Passif humanitaire, la vérité sur ce qui s’est passé au cours de cette période est toujours considérée comme un tabou national et aucun rapport officiel à propos de ces événements n’a encore été publié, comme l’a relevé le Rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée en 2014.
Compte tenu du contexte mauritanien et des expériences régionales en matière de justice transitionnelle, nous appelons de nos vœux à la mise en place d’une commission de vérité et de réconciliation indépendante, chargée d’établir les faits en enquêtant sur l’ensemble des atteintes aux droits humains commis durant la période du Passif humanitaire et dotée de la compétence de verser les éléments de preuve recueillis aux dossiers d’enquêtes et de poursuites judiciaires pénales.
Seul un travail entrepris dans ce sens, dans un esprit de réconciliation, pourra espérer aboutir à des conclusions claires prenant en compte le devoir de vérité, le devoir de justice, le devoir de mémoire et le devoir de réparation.
Conformément à l’article 29 (3) de la Convention, l’État mauritanien dispose d’un délai de trois ans pour rendre compte au Comité de la mise en œuvre de ses recommandations.
En tant qu’organisations de défense des droits humains et représentants de victimes, nous encourageons votre Commissariat à adopter une attitude proactive et positive en fournissant avant la date butoir un rapport détaillé des mesures prises par le gouvernement mauritanien, ou qu’il entend mener, pour solder de manière définitive les graves violations des droits humains qui ont visé tout particulièrement la communauté afro-mauritanienne de la fin des années 1980 au début des années 1990 et ce, à la lumière des recommandations figurant dans les Observations finales du Comité.
Comme vous le savez, les violations flagrantes des droits humains commises lors du Passif humanitaire ont profondément marqué la société mauritanienne dans son ensemble. Il appartient au gouvernement mauritanien de faire la lumière sur ces évènements, et ainsi, contribuer à l’apaisement des victimes et de leurs familles, et à la cohésion sociale.
Liste des organisations signataires
L'Alliance des Orphelins Mauritaniens
Association des Femmes Cheffes de Famille (AFCF)
L'Association d'aides aux veuves et aux orphelins de Mauritanie (AVOMM)
Collectif des veuves des militaires et civils disparus
Muritani min Njejjittaa
MENA Rights Group
Organisation pour le Développement International Social Solidaire Intégré (ODISSI)
VOIX des martyrs de Mauritanie