Maroc : le gouvernement doit retirer le projet de loi liberticide sur les réseaux sociaux

June 30, 2020

Le 4 juin 2020, ARTICLE 19 MENA et MENA Rights Group ont soumis une analyse juridique du projet de loi controversé sur les réseaux sociaux au Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d'opinion et d'expression. Le texte comporte de nombreuses dispositions contraires aux standards internationaux en matière de liberté d’expression en ligne. Il confère des pouvoirs excessifs tant aux fournisseurs de réseaux qu’à l’administration et pénalise les appels au boycott et la diffusion de fausses information. ARTICLE 19 MENA et MENA Rights Group demandent le retrait immédiat de ce texte par le gouvernement marocain.

Absence de consultation et de transparence

Le 19 mars 2020, le Conseil du Gouvernement marocain a approuvé le projet de loi n° 22.20 relatif à l'utilisation des réseaux sociaux, réseaux de diffusion ouverts ou réseaux similaires présenté par le ministre de la Justice. Selon le ministre de la justice, le texte vise à combler un vide juridique afin de lutter plus efficacement contre les fausses informations. Le gouvernement soutient également qu’il est nécessaire d’harmoniser le droit interne avec la Convention de Budapest sur la criminalité informatique ratifiée par le Maroc.

De nombreuses organisations de la société civile ont critiqué l’absence de consultation ayant précédé l’adoption du projet de loi en Conseil des ministres ainsi que l’absence de transparence concernant le contenu des dispositions. Les organisations de la société civile n’ont été en mesure de prendre connaissance des dispositions en question que le 27 avril 2020, suite à une fuite sur les réseaux sociaux.

Le texte a été très mal reçu par les ONG de défense des droits humains ainsi que par une partie de la classe politique qui ont estimé que le gouvernement avait profité de la crise sanitaire liée au COVID-19 pour introduire des mesures attentatoires aux libertés publiques.

Face à cette opposition, le projet de loi a été temporairement suspendu le 4 mai 2020. ARTICLE 19 MENA et MENA Rights Group recommandent le retrait complet du texte au profit d’une législation respectueuse des engagements internationaux pris par le Maroc.

Délégation de pouvoir de censure aux fournisseurs de réseaux

L’article 8 du projet de loi accorde de larges pouvoirs censure aux « fournisseurs de réseaux », ces derniers ayant la tâche de « supprimer, interdire, restreindre l’accès à tout contenu électronique qui constitue manifestement une menace dangereuse à la sûreté, l’ordre public ou qui serait susceptible de porter atteinte aux constantes du Royaume, ses sacralités et ses symboles dans un délai ne pouvant être supérieur à 24 heures. »

ARTICLE 19 MENA et MENA Rights rappelle que selon les standards internationaux de protection de la liberté d’expression, les mesures de censure ne sauraient être déléguées à des entités privées. L’appréciation du caractère illicite des contenus ne peut être confiée, aux seuls opérateurs de plateformes, au risque d’induire une privatisation des fonctions judiciaires comme c’est le cas ici. Cela est d’autant plus préoccupant que les motifs de censure sont particulièrement vagues et peuvent englober des contenus relevant de l’expression pacifique de la liberté d’expression sur Internet. En outre, le projet de loi oblige les opérateurs à retirer ces contenus dans un délai de 24 heures, ce qui est en tout état de cause beaucoup trop court pour permettre une appréciation de la licéité des contenus.

À cet égard, nous attirons l’attention sur le fait que le Conseil constitutionnel français vient de censurer la quasi-intégralité de dispositions similaires contenues dans une loi relative à la lutte contre les contenus haineux en ligne.

Pouvoirs accordés à l’administration

Les articles 10, 11 et 12 du projet de loi accordent de larges prérogatives à l’administration ou à un « organisme de contrôle », sans toutefois définir les contours de cet organisme.

En cas de non-respect de l’article 8, l’administration est compétente pour envoyer des mises en demeure, dans un premier temps, au fournisseur de services défaillant lorsqu’il ne fait pas suite immédiatement à toute demande présentée par l’administration désignée et qu’il ne procède pas à la suppression de tout contenu illicite ou portant manifestement atteinte à la sûreté et l’ordre public, et ce, après cinq jours à compter de la réception.

À défaut d’obtempération, une sanction administrative s’élevant à 500’000 dirhams peut être prononcée accompagnée d’une suspension temporaire de l’accès au service. Si le fournisseur de services ne donne toujours pas suite à la demande de l’administration dans le délai de cinq jours, l’article 11 permet à l’administration de retirer l’autorisation ou la licence d’exploitation qui leur a été délivrée et leur interdit d’exercer leurs activités au sein du territoire marocain.

Il convient de rappeler que le blocage de sites est presque toujours disproportionné en vertu de l'article 19 (3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) ratifié par le Maroc, parce qu'il empêche l'accès à tout autre contenu légitime sur Internet.

D’autre part, le projet de loi ne conditionne pas la suppression de contenu à la délivrance d’ordonnance par un organe judiciaire indépendant et impartial, dans le respect des garanties d’une procédure régulière et des normes de légalité, de nécessité et de légitimité.

Pénalisation des appels au boycott

L’article 14 du projet de loi prévoit un « emprisonnement de six mois à trois ans et une amende de 5’000 à 50’000 dirhams ou l'une de ces deux peines uniquement, quiconque délibérément appelle sur les réseaux sociaux, les réseaux de diffusion ouverts ou les réseaux similaires à boycotter certains produits, biens ou services ou à inciter publiquement à le faire. »

L’introduction de cette disposition fait suite à la campagne de boycott « Moukatioun » menée au printemps-été 2018, ayant visé plusieurs produits de grande consommation ainsi que des stations-service. Les entreprises visées étaient accusées d’avoir augmenté leurs prix sans égard au pouvoir d’achat des consommateurs.

Nous craignons que cette disposition ne viole l'exercice pacifique de la liberté d'expression d’individus désirant formuler une critique non violente vis-à-vis d’une entreprise ou d’une pratique commerciale. Le droit international reconnaît que les boycotts constituent des formes légitimes d'expression politique, et que les expressions non violentes de soutien aux boycotts sont, d'une manière générale, des discours légitimes qui doivent être protégés.

Le rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction a souligné qu’ « en droit international le boycottage est considéré comme une forme légitime d’expression politique, et que les manifestations non violentes de soutien aux boycotts relèvent, de manière générale, de la liberté d’expression légitime qu’il convient de protéger. »

Cette position est également partagée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans son arrêt Baldassi c. France du 11 juin 2020 relatif au boycott de certains produits provenant d’Israël, la Cour a estimé que « le boycott est avant tout une modalité d’expression d’opinions protestataires. L’appel au boycott, qui vise à communiquer ces opinions tout en appelant à des actions spécifiques qui leurs sont liées, relève donc en principe de la protection de l’article 10 de la Convention. »

Lutte contre les « fausses nouvelles »

L’article 16 du projet de loi prévoit qu’ «est puni d’emprisonnement de trois mois à deux ans et une amende de 1’000 à 5’000 dirhams ou l'une de ces deux peines uniquement, quiconque utilise délibérément les réseaux sociaux, réseaux de diffusion ouverts ou réseaux similaires pour publier ou promouvoir du contenu électronique contenant de fausses informations. »

Les fausses nouvelles sont elle-même définies comme: « toutes les nouvelles délibérément fabriquées qui sont publiées dans l'intention de tromper et d'induire en erreur une autre partie et de la pousser à croire les mensonges ou à remettre en question les faits qui peuvent être prouvés. »

Nous sommes inquiets du caractère particulièrement vague des termes employés dans cette dernière disposition ainsi que l’existence de peines privatives de libertés à l’article 16. Il est établi de longue date que la distinction entre faits et opinion est loin d’être simple. Cela étant, les lois pénalisant la dissémination de fausses informations sont particulièrement susceptibles d’abus par les autorités afin de museler les journalistes, l’opposition et les défendeurs des droits humains qui critiquerait le gouvernement. Les mandataires spéciaux pour la protection de la liberté d’expression ont indiqué clairement dans leur Déclaration conjointe relative aux « fausses nouvelles », à la propagande et à la désinformation de 2017, que l’interdiction de disséminer des informations sur la base de concepts vagues tels que les « fausses informations » sont incompatibles avec les standards internationaux relatifs à la protection de la liberté d’expression.

Par ailleurs, nous relevons qu’il existerait d’autres moyens moins restrictifs pour lutter contre les « fausses nouvelles », tels que la promotion de mécanismes indépendants de vérification des faits, le soutien de l'État aux médias de service public indépendants, diversifiés et adéquats, et l'éducation du public et l'éducation aux médias, qui ont été reconnus comme des moyens moins intrusifs pour lutter contre la désinformation.

Remarques finales

ARTICLE 19 MENA et MENA Rights Group estiment que les dispositions prévues dans le cadre du projet de loi n° 22.20 sont incompatibles avec les exigences prévues à l’article 19 du PIDCP et demandent le retrait définitif du texte. L’exécutif marocain serait bien inspiré d’organiser une consultation des parlementaires et de la société civile en vue de développer un cadre législatif encadrant l’usage des réseaux sociaux respectueux des normes internationales dès que les conditions sanitaires le permettront.

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