October 03, 2023
“Ni parmi les vivants, ni parmi les morts : où sont-ils ?” - Mère de disparu
Ce 29 septembre 2023 marque la dix-huitième année de l’adoption par référendum de la Charte dite pour la paix et la réconciliation nationale, loi d’amnistie représentant l’achèvement logique du processus d’impunité débuté à la suite des événements de la décennie 1990 en Algérie.
Le conflit des années 1990 et la systématisation de la pratique des disparitions forcées
Entre 1992 et 1998, les Algériens se sont retrouvés pris en étau dans un conflit sanglant entre les groupes islamistes et les forces de l’Etat, qui a notamment mené à la systématisation de la pratique des disparitions forcées de la part des deux parties belligérantes. A ce jour, les organisations de la société civile algérienne et internationale recensent entre 10 000 et 20 000 cas de disparitions[i], dont la majorité impliquent des arrestations et détentions arbitraires, accompagnées d’actes de torture, de traitements inhumains, de violences sexuelles, et d’exécutions extrajudiciaires. Pendant la disparition, les individus sont totalement soustraits à la protection de loi. Les familles qui ont été, et demeurent en attente de nouvelles de leur(s) proche(s), sont quant à elles aussi les victimes d’une torture prolongée.
La Charte comme garantie de l’immunité juridictionnelle
Si la disparition forcée est condamnée par le droit international, et constitue un crime contre l’humanité lorsqu’elle est pratiquée de manière systématique et généralisée comme cela a été le cas pendant la décennie 90, la réponse de l’Etat algérien depuis la fin du conflit témoigne d’une volonté de camoufler les crimes du passé dans une soi-disant logique de réconciliation et d’unité nationale. Ce procédé garantit l’immunité juridictionnelle pour tous les auteurs potentiels de violations graves des droits humains en Algérie.
En effet, déjà en 1999 la promulgation de la loi sur la Concorde civile accordait des exonérations et atténuations de peines pour les personnes impliquées dans des actions de terrorisme[ii]. En 2000, les bénéfices de cette loi avaient été étendus par décrets aux groupes armés de l’Armée Islamique du Salut[iii]. Avec l’adoption de la Charte en 2005, assortie de quatre textes d’application entrés en vigueur en 2006, l’immunité est également octroyée aux agents de l’Etat qui auraient commis des actes répréhensibles pour préserver la sécurité des biens, des personnes, des institutions et de la Nation[iv]. Cette mesure est parfaitement contraire aux obligations de l’Algérie relatives au droit international. Selon le Comité des droits de l’homme[v], les Etats parties ne peuvent exonérer les auteurs d’actes de disparition forcée de leur responsabilité personnelle en adoptant des lois d’amnistie.
Un processus qui empêche les familles d’accéder à la vérité et la justice
Jusqu’à présent, l’arsenal juridictionnel mis en place par l’Etat algérien prive les proches de victimes de disparitions forcées de droits fondamentaux consacrés dans la Constitution algérienne et les traités internationaux tels que le Pacte International relatif aux droits civils et politiques.
Tout d’abord, la Charte renforce l’impunité en organisant la procédure d’indemnisation[vi], qui impose aux familles de victimes l’établissement d’un jugement de décès. Ceci constitue une démarche particulièrement inhumaine pour les familles, qui sont souvent contraintes par leur situation sociale, matérielle et financière depuis la disparition de leur proche, d’accepter d’enclencher ce processus. Ainsi, les familles qui ont entamé cette démarche se retrouvent dans un désarroi total, ayant l’impression de trahir la mémoire du ou de la disparu.e, et de se trahir elles-mêmes dans leur quête de vérité. Le Comité contre la torture estime d’ailleurs que la subordination de l’indemnisation à l’établissement d’un jugement de décès peut “constituer une forme de traitement inhumain et dégradant”[vii].
Les familles qui refusent de se plier à cette démarche se voient quant à elles harcelées par les autorités, qui les menacent en leur disant que « c’est la loi », ou reçoivent une mise en demeure leur ordonnant de se rendre à la Wilaya pour enclencher le processus, les citant également à comparaître devant le juge aux affaires familiales. Et, lorsque les familles refusent de percevoir les indemnisations et persistent, le ministère public peut délivrer de son propre chef un jugement de décès à leur place.
Par ailleurs, ces indemnisations ne sont qu’une forme de réparation financière, nullement adéquate et appropriée. En premier lieu, le calcul et le versement ne sont pas déterminés en fonction du préjudice subi par les victimes, de telle sorte que ce dispositif s’apparente davantage à une réversion des salaires et pensions de retraite relatives à la personne disparue. En second lieu, ces indemnisations ne permettent pas de réparations pleines, car celles-ci ne son t précédées d’aucune enquête pour élucider le sort du ou de la disparu.e.
Une loi qui viole les droits fondamentaux des familles et des militant.e.s
L’ensemble des mesures mises en œuvre par cette loi d’amnistie sont confortées par une interdiction assumée de jouir et d’exercer sa liberté d’expression. La Charte entérine en effet une version nationale officielle de l’Histoire, qui en plus de couvrir toute une partie des mémoires du conflit, menace directementviii quiconque veut dénoncer publiquement des atteintes aux droits humains ou initier un débat à ce sujet, au risque d’une peine de prison de 3 à 5 ans.
Ainsi, toute plainte déposée contre des agents de l’Etat pour disparition forcée est déclarée irrecevable, les journalistes sont contraints à l’autocensure, et les rassemblements de familles et de défenseur.euse.s pour organiser la lutte contre l’impunité sont souvent réprimés de manière violente.
Ces actes de répression instaurés par la Charte de 2005 font d’ailleurs écho à la situation actuelle des droits humains en Algérie, où les militants, médias et autres membres de la société civile sont constamment harcelés et emprisonnés par les autorités judiciaires. Comme l’a dit ce 26 septembre Clément Voule, Rapporteur Spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, les autorités algériennes doivent tout mettre en œuvre pour ouvrir l’espace civique afin que l’Algérie aille de l’avant.
Il en va de même avec la Charte pour la paix et la réconciliation nationale : si nous voulons dépasser les déchirures au sein de la société algérienne, il est nécessaire que l’Etat mette en place des mécanismes pour faire la lumière sur le sort des disparu.e.s et garantisse l’accès à la justice et à des réparations justes pour les victimes. Ceci suppose d’abroger de telles lois restrictives et de redonner l’espace de critique nécessaire à la société civile pour que toutes les mémoires s’expriment et cohabitent.
Recommandations adressées à l’Etat algérien
Puisque la disparition forcée constitue un crime contre l’humanité imprescriptible dans le contexte des années 1990 en Algérie, ses auteurs ne devraient pas pouvoir bénéficier d’amnistiesix. En ce sens, la Charte et ses textes d’application ne peuvent pas déterminer le règlement définitif du dossier des disparu.e.s en Algérie.
Pour une Charte pour la vérité, la paix et la justice :
1) Recherche de la vérité
a-. Toute information recueillie dans un cadre judiciaire ou autre, relative au sort d’une personne disparue, doit immédiatement faire l’objet d’une enquête exhaustive et impartiale. Si elle est vivante, la victime doit être remise à la protection de la loi, et sinon sa dépouille doit être restituée à sa famille. L’ensemble des personnes concernées par la disparition doit accéder aux résultats finaux de l’enquête. b-. Les autorités publiques compétentes doivent localiser par tous les moyens techniques et légaux les charniers et tombes anonymes, identifier les corps, clarifier les circonstances dans lesquelles les corps ont été enterrés, et remettre les dépouilles aux familles. Ces recherches se feront également par un travail pertinent d’archives et de recueil de témoignages auprès des services de sécurité, des membres des groupes islamistes ayant déposé les armes, des personnels de santé, des juridictions.
c-. Les autorités étatiques doivent constituer une base de données recueillant sur volontariat les identifiants ADN des membres de familles de disparu.e.s, et chercher à la mettre constamment en jour en croisant les nouvelles informations avec les nouvelles technologies.
2) Refus de l’impunité
d-. Les autorités compétentes doivent procéder systématiquement à des enquêtes immédiates et impartiales sur chaque cas allégué de disparition dont le commanditaire, auteur ou complice aurait la qualité d’agent de l’Etat ou assimilé.
e-. Toute plainte pénale contre X ou agent de l’Etat doit être déclarée recevable et faire l’objet d’une enquête immédiate afin d’identifier les responsables et complices.
f-. L’Etat doit immédiatement prendre des mesures pour garantir l’indépendance et l’impartialité de la justice en Algérie, condition sine qua none du bon traitement des dossiers et du bon fonctionnement des mécanismes judiciaires permettant de traduire en justice les auteurs de disparitions forcées et garantir des réparations aux victimes.
3) Mise en place de réparations appropriées et adéquates
g-. L’Etat doit garantir une réparation du préjudice la plus complète possible, incluant une indemnisation financière appropriée, et une réhabilitation morale et psychologique des victimes.
4) Garanties de non-répétition des crimes du passé
h-. L’Etat doit respecter, protéger, garantir et promouvoir les libertés d’opinion, d’expression, d’association, de réunion et de manifestation pacifique de ceux qui réclament la vérité et la justice sur les disparitions forcées, et en général.
i-. L’Etat doit protéger toutes les victimes et leurs familles contre de potentielles atteintes à leur intégrité physique et morales qu’elles pourraient subir en raison de leurs revendications.
j-. L’Etat doit réaliser un travail de mémoire le plus exhaustif, inclusif et visible possible, par tous les moyens nécessaires et appropriés.
Organisations signataires :
Le Collectif des Familles de Disparu.e.s en Algérie (CFDA) – SOS Disparus est une association créée en 1998, dont l’objectif est de faire la lumière sur le sort des disparu.e.s en Algérie depuis la décennie 1990, accompagner les victimes de disparitions forcées et leurs proches dans leur quête de vérité et l’accès à la justice et aux réparations, et lutter contre l’impunité dont jouissent les auteurs de ce crime depuis près de trente ans. Le CFDA est lauréat de la Mention spéciale du prix des droits de l’homme de la République Française et lauréat du Prix des droits de l’homme de l’Institut Catalan de la paix (ICIP).
• Association Djazaïrouna des Familles Victimes du Terrorisme Islamiste
• Association des parents et amis de disparus au Maroc (APADM)
• Association Ex-Prisonniers politiques chiliens en France
• Association ¿Dónde Están? – Où sont-il ?
• Associations Anyakayder et Mebyader
• Cairo Institute for Human Rights (CIHRS) / Institut du Caire pour les Etudes des Droits de مركز القاهرة لدراسات حقوق اإلنسان / (ICEDH (Homme’l
• Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT) • Comité de sauvegarde de la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme
• Comité de coordination des familles des disparus et des victimes de la disparition forcée au Maroc
• Euromed Droits
• Fédération internationale pour les droits humains (FIDH)
• Fédération Euro-Méditerranéenne contre les disparitions forcées (FEMED) • Fédération des Tunisiens Citoyens des deux Rives (FTCR)
• Ligue des droits de l’homme (LDH)
• MENA Rights Group
• Organisation Marocaine des Droits de l’Homme (OMDH)
• Réseau Euromed des ONG Maroc
• Riposte Internationale (RI)
مؤسسة بالدي لحقوق االنسان •
Membres de la société civile signataires :
• Aissa Rahmoune, vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et coordinateur du Comité de sauvegarde de la LADDH
• Abdelhak El Ouassouli, membre du Comité de coordination des familles des disparus et des victimes de la disparition forcée au Maroc
• Ali Aitdjoudi, Président de Riposte Internationale (RI)
• Cherguit Djegdijga, mère de disparu en Algérie
• Dalel Aidoun, avocate de SOS Disparus
• Dalila Abdellaoui, sœur de disparu en Algérie
• Elena Salgueiro, présidente de l’association ¿Dónde Están?
• Fatma Zohra Boucherf, mère de disparu
• Fatma Zohra Kheddar, secrétaire générale de l’association Djazaïrouna des Familles Victimes du Terrorisme Islamiste
• Fatima Lakhel, épouse de disparu en Algérie
• Lila Mokri, journaliste et rédactrice en chef
• Mouhieddine Cherbib, FTCR et CRLDHT
• Naoufal Bouamri, avocat au Maroc
• Nedjma Benaziza, petite fille de disparue
• Nesroulah Yous, oncle de disparu en Algérie et militant pour les droits humains • Ouahiba Aidaoui, sœur de disparu en Algérie
• Rachid El Manouzi, ancien disparu et frère de disparu, président de l’Association des parents et amis de disparus au Maroc, et secrétaire général de la FEMED
• Wadih Al Asmar, président d’Euromed Rights
[i] « Les disparitions forcées en Algérie : un crime contre l’humanité », Rapport du Collectif des Familles de Disparu.e.s en Algérie, 2016.
[ii] Ibid.
[iii] Ibid.
[iv] Article 45, Charte pour la paix et la réconciliation nationale.
[v] Comité des droits de l’homme, Constatations, Communication n°1588/2007, Benaziza contre Algérie, juillet 2010, para. 9.9 ; Comité des droits de l’homme, Observation générale n°20 concernant l’article 7 (interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants), 10 mars 1992, para. 15 : « L’amnistie est généralement incompatible avec le devoir qu’ont les Etats d’enquêter sur de tels actes ». vi Chapitre quatrième de la Charte : « Mesures d’appui de la politique de prise en charge du dossier des disparus ».
[vii] Observations finales de 2008 relatives au respect par l’Algérie de la Convention contre la torture et autres peines ou traitement inhumain.
[viii] Par l’article 46 de la Charte.
[ix] Article 1, Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et crimes contre l’humanité.