Maroc : Décès en détention de Yassine Chabli à la suite d’actes de torture

Maroc : Décès en détention de Yassine Chabli à la suite d’actes de torture

Dans la nuit du 5 au 6 octobre 2022, Yassine Chabli est décédé alors qu’il se trouvait en garde à vue au poste de police de Ben Guerir. Selon plusieurs sources concordantes, il a été soumis à des actes de torture au cours de sa détention. Bien que les autorités aient engagé des poursuites contre quatre policiers, l’enquête et la procédure ont été entachées d’irrégularités et ne respectent pas les normes internationales. En particulier, les faits n’ont pas été qualifiés de torture, ce qui a empêché que les responsables soient poursuivis et jugés en conséquence. Cette absence de qualification adéquate a conduit l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) et MENA Rights Group à saisir le Comité des Nations unies contre la torture en décembre 2025.

Yassine Chabli, originaire de Ben Guerir, était un technicien de maintenance industrielle de formation et pratiquant d'arts martiaux. Agé de 28 ans au moment des faits, il a été arrêté le 5 octobre 2022 par deux policiers alors qu'il était assis dans un parc public. Menotté dans le dos et conduit de force au commissariat de la ville, un policier l’a giflé à plusieurs reprises dès son arrivée, puis placé dans une cellule de sécurité alors qu’il présentait des signes de détresse.

Dans le courant de la nuit, après un bref passage à l’hôpital, il a été soumis à des positions d’immobilisation extrêmement douloureuses et à de multiples coups portés alors qu’il était menotté. Les vidéos de surveillance montrent également qu’il a été laissé livré à lui-même pendant de longues heures et privé d’assistance médicale, alors même qu’il se trouvait dans un état critique. Selon les images de vidéosurveillances, il n’a plus montré de signe de vie après 4h49. Il a finalement été découvert mort vers 13h le 6 octobre, sans qu’aucun contrôle de son état n’ait été effectué entre-temps.

Le 6 octobre, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) a publié un communiqué affirmant que Yassine Chabli était décédé dans l’ambulance qui le transportait à l’hôpital et qu’il avait été arrêté dans le cadre d’une enquête en cours.

La famille de Yassine Chabli n’a jamais été informée officiellement de son décès. Le 6 octobre 2022, sa mère s’était rendue au commissariat pour lui apporter le petit déjeuner, où on lui a affirmé qu’il « dormait encore ». Ce n’est qu’en début d’après-midi qu’une infirmière de l’hôpital, ayant reconnu son nom sur le registre des admissions, a contacté sa sœur et révélé que Yassine Chabli  avait été amené en état de mort apparente. À la morgue, après plusieurs heures durant lesquelles la police a empêché l’accès au corps, la famille a finalement pu constater de nombreuses traces de violences, confirmant leurs soupçons de sévices subis en détention.

Bien que quatre policiers aient été poursuivis, l’enquête et les procédures judiciaires ont été entachées d’irrégularités et ne respectent pas les normes internationales applicables.

À la demande du procureur général du Roi près la Cour d’appel de Marrakech, les autorités ont pris certaines mesures pour enquêter sur la mort de Yassine Chabli. Le bureau d’hygiène communal de Marrakech a notamment réalisé, en octobre 2022, une autopsie afin de déterminer la cause du décès ainsi que la nature des lésions constatées.

Les bureaux de police de Ben Guerir et de Casablanca ont également conduit des enquêtes distinctes et transmis leurs rapports au procureur du roi de Marrakech. Selon l’enquête, Yassine Chabli avait été interpellé le 5 octobre pour ivresse sur la voie publique, entrave à la circulation des personnes et tapage. Le fait qu’une partie de l’enquête a été confiée au même bureau de police où Yassine Chabli a trouvé la mort soulève de sérieux doutes quant à l’indépendance et à l’impartialité de la procédure.

Le 1er décembre 2022, le procureur général du roi près la cour d’appel de Marrakech a publié une déclaration affirmant que la mort de Chabli était due aux dommages qu’il s’était infligés à lui-même à la suite de ses multiples chutes en raison d’un présumé « état hystérique ». Selon la défense de la victime, cette prise de position a été préjudiciable et a eu pour effet d’influencer l’opinion publique sur cette affaire ainsi que le procès en réduisant la responsabilité de l’État, la déclaration laissant penser que Yassine Chabli était responsable de sa propre mort.

Le procureur général du roi près la Cour d’appel de Marrakech a aussi annoncé que les quatre responsables présumés des actes de violences contre Chabli étaient poursuivis sur la base des articles 231 et 432 du Code pénal pour « recours à la violence par un agent public dans l’exercice de ses fonctions contre une personne » et « homicide involontaire par négligence et manque de prévoyance », précisant que trois agents seraient jugés par le tribunal de première instance de Ben Guerir, tandis que le quatrième prévenu serait jugé séparément devant le tribunal de première instance de Marrakech en raison de son statut d’officier de police judiciaire.

La partie civile a demandé que les accusations soient requalifiées d’ « homicide involontaire » et de « torture ayant entraîné la mort » ou « violence ayant entraîné la mort », qui constituent des infractions pénales punies par des peines d’emprisonnement plus lourdes.

Dans la première procédure visant les trois prévenus, le tribunal de première instance de Ben Guerir, par décision du 12 janvier 2023, s’est déclaré incompétent pour en connaître, estimant que les faits reprochés étaient susceptibles de recevoir la qualification de crime de torture et relevaient, à ce titre, de la compétence des juridictions criminelles.

Le 7 mars 2023, la Cour d’appel de Marrakech a annulé cette décision d’incompétence et a renvoyé l’affaire devant la juridiction de première instance afin qu’elle statue au fond. Le 18 septembre 2024, la Cour de cassation a confirmé la décision de la Cour d’appel en rejetant le pourvoi de la partie civile, entérinant ainsi le renvoi de l’affaire devant le tribunal de Ben Guerir.

Le 23 avril 2025, le tribunal de Ben Guerir a rendu son jugement. Contrairement à sa position de janvier 2023, il a rejeté l’exception d’incompétence et a écarté la qualification de torture. Il a ensuite statué sur le fond : un prévenu a été acquitté, tandis que les deux autres ont été condamnés respectivement à trois ans et demi et deux ans et demi d’emprisonnement. Le 3 juillet 2025, la juridiction d’appel a confirmé intégralement les condamnations prononcées en première instance.

S’agissant de la procédure visant l’officier de police judiciaire, le procès s’est ouvert le 9 janvier 2023 devant le tribunal de Marrakech. Comme dans la première affaire, le 28 février 2023, le tribunal s’est déclaré incompétent, estimant que les faits pouvaient constituer un crime  ne relevant pas de sa compétence. La Cour d’appel de Marrakech a annulé ce jugement le 4 avril 2023, et la Cour de cassation a confirmé cette décision le 12 juin 2023. À l’issue du renvoi, le tribunal de Marrakech a condamné l’officier, le 5 juin 2024, à cinq ans d’emprisonnement, jugement confirmé par la Cour d’appel le 31 juillet 2024.

Après le décès de Yassine Chabli le 6 octobre 2022, sa famille s’est mobilisée pour obtenir vérité et justice, en déposant une plainte pour meurtre, en manifestant régulièrement et en réclamant sans succès l’accès aux enregistrements de sa garde à vue. Cette mobilisation a suscité diverses formes de pression : en octobre 2024, plusieurs proches ont été condamnés pour outrage, trouble à l’ordre public et participation à des manifestations non autorisées. En 2025, la famille a mené un sit-in de 65 jours devant le tribunal de Ben Guerir pour exiger l’accès aux éléments du dossier, avant que les frères de Yassine Chabli ne soient arrêtés le 27 juin, puis condamnés à trois mois de prison ferme pour outrage à des fonctionnaires publics, atteinte à la religion dans un lieu public et outrage à un corps constitué. Leur arrestation a permis aux autorités de démanteler de force le campement établi par la famille.

Selon l’article 4 de la Convention contre la torture, ratifiée par le Maroc en 1993, les États ont l’obligation d’ériger les actes de torture en infractions pénales et de les sanctionner par des peines proportionnées à leur gravité. Si l’infraction de torture est bien définie et incriminée à l’article 231-1 du Code pénal marocain, l’AMDH et MENA Rights Group déplorent que les autorités judiciaires n’aient pas retenu cette incrimination dans les poursuites engagées, alors même que les faits présentés correspondaient aux éléments constitutifs de l’infraction au sens du droit interne et des normes internationales.

Le 3 décembre 2025, l’AMDH et MENA Rights Group ont saisi en conséquence le Comité contre la torture pour demander la réouverture du procès relatif au décès de Yassine Chabli, de manière à établir l’entière responsabilité des auteurs et obtenir la requalification des violences en actes de torture conformément à l’article 231-1 du Code pénal et à l’article 1er de la Convention contre la torture.

Timeline

3 décembre 2025 : L’AMDH et MENA Rights Group saisissent le Comité contre la torture.
2023–2025 : Les quatre policiers impliqués sont jugés devant des juridictions correctionnelles à Ben Guerir et Marrakech.
1er décembre 2022 : Le procureur général du Roi près la Cour d’appel de Marrakech annonce que quatre policiers sont poursuivis pour « usage de violence par un agent public » et « homicide involontaire par négligence ».
7 octobre 2022 : La mère de Yassine Chabli dépose une plainte pour meurtre auprès du procureur du roi près la Cour d’appel de Marrakech.
6 octobre 2022 : Yassine Chabli est retrouvé mort au poste de police de Ben Guerir, présentant de nombreuses traces de tortures.
5 octobre 2022 : Arrestation de Yassine Chabli par la police de Ben Guerir.