Algérie: Suivi des constatations du Comité des droits de l’Homme

September 10, 2020

En 2018, le Comité des droits de l’Homme a décidé lors de sa 122ème session de suspendre le dialogue avec les autorités algériennes ainsi que la procédure de suivi, en raison de l’absence de coopération de la part de l’Algérie. Depuis, certaines victimes de disparitions forcées et leurs familles ont vu leur situation s’aggraver. La décision de suspendre la procédure de suivi prive les victimes de leur seule possible voie de recours, met en péril la lutte contre les disparitions forcées en Algérie et contribue à un phénomène de « sur-victimisation » et à l’impunité. C’est pourquoi REDRESS, MENA Rights Group, Alkarama, la Coordination nationale des familles de disparus, Mish’al et TRIAL International appellent urgemment le Comité à renouer le dialogue et à reprendre la procédure de suivi avec les autorités algériennes. Les manquements du gouvernement algérien à ses obligations conventionnelles doivent être dénoncés.

Lors de sa 122ème session, le Comité avait décidé de suspendre le dialogue de suivi avec l’Algérie en raison de la mise en œuvre insatisfaisante de ses décisions par l’État partie[1]. En dépit de la ratification par l’Algérie du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du premier Protocole facultatif en 1989, les autorités algériennes refusent à ce jour de mettre en œuvre les Constatations du Comité. Certaines des victimes ou leurs familles ont même vu leur situation s’aggraver suite à l’adoption de la décision de suspension du dialogue par le Comité, en raison de mesures de représailles et d’intimidations prises par les autorités à leur encontre.

Par la présente, les organisations signataires, souhaitent demander respectueusement au Comité de renouer le dialogue avec les autorités algériennes et de rappeler à celles-ci leurs obligations de coopérer de bonne foi avec le Comité afin d’assurer la mise en œuvre effective des décisions adoptées.

Contexte

Suite à un coup d’état militaire en 1992, une campagne de répression sévère a été déclenchée par l’armée et les services de sécurité contre les partisans du Front Islamique du Salut (FIS) pour s’étendre ensuite contre une grande partie de la société. Cette période a été marquée par la pratique systématique d’arrestations arbitraires suivies de torture et de disparitions forcées, voire d’exécutions sommaires. Bien qu'il n'y ait pas de chiffres définitifs concernant le nombre de personnes disparues pendant la guerre civile, on estime qu’entre 8’000 et 20’000 personnes ont été arrêtées ou enlevées par les services de sécurité algériens, et dont les familles demeurent à ce jour sans nouvelles. En 2019, 3’253 cas de disparitions forcées demeuraient pendants devant le Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires des Nations Unies (GTDFI)[2], en raison du manque de collaboration de l'État partie avec cette procédure. Le GTDFI avait déclaré que « [l]’Algérie se heurte à un problème massif d’impunité pour les crimes contre l’humanité commis à partir de 1992 par les forces de sécurité et les milices armées par l’État »[3].

En 2006, l’adoption de la Charte dite « pour la paix et la réconciliation nationale » a mis un terme à tous les espoirs des victimes et des familles en instaurant une impunité de droit en faveur des auteurs de crimes et en interdisant toute action en justice dans les affaires de disparitions forcées et d’exécutions sommaires. En effet, l'article 45 de l’ordonnance 06-01 dispose qu'aucune action en justice, y compris pour des graves violations du droit humanitaire et des droits humains, ne peut être intentée contre des membres des forces de défense et de sécurité de la République, étatiques ou paraétatiques. L’article 46 prévoit« un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d'une amende de 250.000 DA à 500.000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l'État, nuire à l'honorabilité de ses agents qui l'ont dignement servie, ou ternir l'image de l'Algérie sur le plan international. ». Le texte prétend ainsi mettre un point final à la question des violations graves des droits de l’homme, en interdisant toute plainte contre les auteurs des crimes et en menaçant de peines d’emprisonnement quiconque serait tenté de « nuire à leur honorabilité ».

Alors que le gouvernement algérien a formellement reconnu l’existence de 8’023 cas de disparitions forcées, il n’a jamais apporté une réponse satisfaisante à ce problème. Aucune enquête approfondie n’a été initiée et aucune poursuite n’a jamais été entamée contre les auteurs pourtant notoirement connus des violations des droits humains dans le pays, y compris dans les cas pour lesquels le Comité des droits de l’homme a rendu une décision.

Absence de coopération avec les mécanismes des Nations Unies

Sur la base des Constatations du Comité, au nombre de 44 (annexe I) les autorités algériennes auraient dû, dans un délai de 90 ou 180 jours à partir de la notification des décisions, informer le Comité des mesures prises pour se conformer aux décisions de ce dernier. Néanmoins, comme l’a constaté le Comité, l’État partie n’a jamais mis en œuvre ces décisions. Les autorités algériennes se sont de manière systématique référées à l’ordonnance n°06-01 et aux circonstances exceptionnelles prévalant dans le contexte de la « tragédie nationale » pour justifier l’absence de mise en œuvre de ces décisions. Dans toutes ses réponses au Comité, le gouvernement algérien a invoqué l’irrecevabilité des plaintes, et n’a pas répondu sur le fond.

Sur ce point, nous rappelons que le Comité des droits de l’homme a considéré que la législation algérienne constituait en soi une atteinte au droit à un recours effectif garanti par l’article 2 § 3 du Pacte, et a recommandé au gouvernement d’abroger toute disposition de l’ordonnance n° 06-01[4], notamment l’article 46[5]. Dans plusieurs décisions rendues sur des cas de disparitions forcées en Algérie, et face à la référence répétée à l’ordonnance par les autorités pour contester la recevabilité des plaintes de familles de disparus au Comité, le Comité a prié l’État partie « de ne pas invoquer sa législation nationale, notamment l’ordonnance no 06-01, portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, à l’encontre des auteurs et des membres de leur famille »[6]. Par ailleurs, il faut noter que le Comité contre la torture a affirmé qu’une « amnistie ou tout autre obstacle juridique qui empêcherait que les auteurs d’actes de torture ou de mauvais traitements fassent rapidement l’objet de poursuites et de sanctions équitables, ou qui exprimerait une réticence à cet égard, violerait le principe de non-dérogeabilité »[7].

En outre, nous rappelons que dès 2004, une opération de recensement a été mise en œuvre par la Commission Nationale Consultative pour la Promotion et la Protection des Droits de l’Homme (CNCPPDH) lors de laquelle les familles des victimes ont été convoquées par les autorités des wilayas (préfectures) afin de remplir et signer un document établissant qu’elles renoncent à connaître le sort de leur proche et à toute poursuite judiciaire en échange d’une contrepartie financière et d’un certificat de décès. Les témoignages des familles font toutefois état que ces dernières ont fait l’objet de pressions pour signer ce document portant renoncement à leurs droits, les agents leur ayant affirmé qu’elles n’avaient aucune chance d’obtenir réparation ou justice, et que la contrepartie offerte serait leur « meilleure option ». Il convient de rappeler ici que le dédommagement des familles de disparus est une obligation de l’État qui est cumulative et non interchangeable avec l’obligation d’enquêter, de clarifier le sort du disparu et de poursuivre les personnes responsables. Ainsi, toute indemnisation ne peut se faire au préjudice d’une enquête adéquate[8]. En 2013, les autorités algériennes avaient répondu au GTDFI que les cas pendants devaient être clarifiés puisqu’ils concernaient des personnes « déclarées décédées par leurs ayant-droits à travers un jugement déclaratif ». Toutefois, un tel processus administratif déclaratoire concluant au décès des victimes de disparitions forcées, imposé à des familles en position de vulnérabilité matérielle et psychologique, sans enquête préalable, ne peut satisfaire aux standards internationaux applicables en la matière. Ainsi, bien qu’elles aient indirectement confirmé le décès des victimes, les autorités n’ont pas procédé à l’identification des dépouilles, ne les ont pas rendues à leurs familles, ni n’ont informé celles-ci du lieu où elles ont été éventuellement inhumées. Dans les cas où des jugements de décès ont été établis par la justice algérienne, ces jugements n’ont pas été rendus dans le cadre d’une procédure judiciaire visant à établir la vérité sur le décès de la victime et ne permettent pas d’élucider les cas. Enfin, il convient de noter que le Comité des droits de l’homme avait fait part de sa préoccupation face à cette pratique consistant à obliger les familles à attester de la mort de leur proche disparu afin de pouvoir bénéficier d’une indemnisation. Le Comité l’avait qualifiée de « forme de traitement inhumain et dégradant pour ces personnes en les exposant à un phénomène de sur victimisation », et avait recommandé aux autorités de l’abolir[9].

En dépit de la jurisprudence du Comité, l’Algérie ne semble pas démontrer de volonté de mettre fin à la pratique d’entraver le droit à un recours utile pour les victimes des crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Bien que les auteurs des communications aient contacté les autorités à maintes reprises, aucune enquête effective n’a été menée sur ces différentes affaires et les responsables n’ont pas été identifiés, poursuivis ou sanctionnés.

En 2018, un collectif de familles de victimes de disparitions forcées a adressé un courrier recommandé avec accusé de réception à l’attention de la présidente du Conseil national des droits de l’Homme[10], l’institution nationale des droits de l’Homme en Algérie. Dans cette lettre, les familles de victimes lui ont demandé d’intervenir auprès des autorités compétentes afin que leur droit à connaître la vérité soit respecté, et, dans l’éventualité où les victimes de disparitions seraient décédées, à ce que leurs dépouilles leur soient restituées conformément aux décisions du Comité les concernant. A ce jour, et après plusieurs mois d'attente, leur demande est restée sans réponse.

Les obstacles mis en place par l’État algérien sont autant d’atteintes au droit à la vérité des familles de victimes. Ces dernières sont laissées dans l’ignorance quant au sort de leur proche disparu et continuellement découragées dans leurs démarches pour obtenir justice et réparation. L’absence de mise en œuvre par l’Algérie des constatations du Comité est certes décourageante, mais il est pourtant essentiel que le Comité continue à reconnaître la souffrance des victimes et rappelle l’État à son obligation de : mener des enquêtes approfondies et rigoureuses concernant les affaires de disparition ; fournir aux familles de victimes des informations détaillées quant aux résultats de son enquête ; libérer immédiatement les personnes disparues si elles sont toujours détenues au secret ou assurer la restitution des dépouilles aux ayant-droits en cas de décès ; de poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises ; garantir le droit à réparation intégrale de l’ensemble des victimes.

Représailles

Nonobstant ses obligations en vertu de l’article 2 § 3 du Pacte, l’État partie a au contraire recouru à des représailles contre certains auteurs de communications.

C’est notamment le cas de M. Rafik Belamrania, qui a été victime de représailles après avoir publié le 14 février 2017 la décision du Comité condamnant l’Etat algérien dans l’affaire concernant l’exécution extra-judiciaire de son père, Mohamed Belamrania[11]. Arrêté le 20 février 2017 et interrogé sur la plainte déposée devant le Comité mais aussi sur son activisme en faveur des droits des familles de victimes de disparitions forcées, une perquisition a été effectuée à son domicile, au cours de laquelle les documents de l’association ainsi que le dossier de sa plainte ont été saisis. Il été inculpé et condamné le 15 novembre pour « apologie du terrorisme » par le tribunal criminel de Jijel à cinq ans de prison et 100’000 dinars d’amende, avant de voir sa peine réduite en appel à une année de prison ferme assortie d’une peine de prison avec sursis de deux années le 5 février 2018. Cette procédure et la condamnation constituaient en réalité des mesures de représailles. Cela a été reconnu dans une lettre des procédures spéciales adressée aux autorités algériennes[12], ainsi que dans le rapport du Secrétaire général des Nations Unies sur les représailles contre les personnes qui collaborent avec les mécanismes des droits de l'homme des Nations unies[13]. M. Belamrania a été libéré le 16 février 2018 sans toutefois bénéficier d'aucune forme de réparation pour le préjudice subi, rétablissant sa dignité, sa réputation et ses droits conformément au droit international[14].Le Comité ne peut rester silencieux face à de tels agissements. Ce type de représailles non seulement expose les familles de personnes disparues à un phénomène de « survictimisation », mais elle crée un préjudice supplémentaire pour la famille du disparu. Les conséquences vont au-delà de cette seule affaire et peuvent dissuader d’autres victimes dans leur quête de la vérité. Il est essentiel que le Comité réagisse face à de telles actions en renouant le dialogue avec les autorités de l’État partie.

Conclusion

Cela fait désormais deux années qu’en raison de la mise en œuvre insatisfaisante de ses décisions, le Comité a décidé de suspendre le dialogue avec l’Algérie dans le cadre de la procédure de suivi. Depuis, les autorités algériennes, indifférentes à la souffrance des victimes et de leurs familles, continuent activement d’entraver le droit des victimes à obtenir justice et réparation.

Les organisations signataires souhaitent, par la présente, appeler le Comité à renouer le dialogue avec l’État partie et mettre fin à la suspension de la procédure de suivi. En effet, cette décision prive les auteurs des plaintes de tout recours devant le Comité, et vide les constatations du Comité de leur substance. Suite à cette décision, de nombreuses familles se sont montrées réticentes à fournir des informations de suivi, pensant que le recours au Comité des droits de l’Homme avait été inutile et continuerait à l’être. D’autres familles ont également renoncé à soumettre de nouvelles plaintes au Comité, croyant ce recours inefficace.

Même si elles demeurent pour le moment sans réponse, les observations du Comité constituent un soutien moral pour les familles de victimes et sont extrêmement utiles aux associations de familles de disparus dans le cadre de leurs activités de plaidoyer. Elles représentent, en outre, des outils juridiques pertinents pour leurs avocats.

La suspension du dialogue de suivi avec les autorités représente pour les familles de victimes une forme de renoncement de la part du Comité. Nous proposons en lieu et place un engagement continu, novateur et actualisé du Comité afin de remettre en lumière et au cœur des débats internationaux les nombreux manquements du gouvernement algérien à ses obligations conventionnelles.

Image: Courtesy of Moussa Bourefis


[1] Follow-up progress report on individual communications, CCPR/C/122/R.2, 29 mai 2018.

[2] Rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, A/HRC/42/40, 30 juillet 2019.

[3] Rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, 23 décembre 2004, E/CN.4/2005/65, §49.

[4] Comité des droits de l’homme, Examen des rapports présentés par les États parties conformément à l’article 40 du Pacte, Observations finales du Comité des droits de l’homme, Algérie, CCPR/C/DZA/CO/3, 12 décembre 2007, §§ 7, 8 et 13.

[5] Ibid., §8.

[6] Voir notamment §1.2 des communications 1884/2009, 1796/2008, 1831/2008, 1791/2008, 1798/2008, entre autres.

[7] Comité contre la torture, Observation générale nº 2 (2007), CAT/C/GC/224, janvier 2008, §5.

[8] Voir notamment l’article 6 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées : « Sans préjudice de l'obligation de poursuivre l'enquête jusqu'à l'élucidation du sort de la personne disparue, tout État partie prend les dispositions appropriées concernant la situation légale des personnes disparues dont le sort n'est pas élucidé et de leurs proches, notamment dans des domaines tels que la protection sociale, les questions financières, le droit de la famille et les droits de propriété. »

[9] Observations finales du Comité des droits de l’homme, op.cit., § 13.

[10] Organisme indépendant institué par la loi n° 16-13 du 3 Safar 1438.

[11] Comité des droits de l’homme, Rafik Belamrania c. Algérie, Communication n° 2157/2012, 27 octobre 2016, CCPR/C/118/D/2157/2012.

[12] Communication du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression, Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d'association et le Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits de l'homme, 31 mars 2017, AL DZA 2/2017.

[13] Human Rights Council, Cooperation with the United Nations, its representatives and mechanisms in the field of human rights, 29 mars 2018, A/HRC36/31, § 20.

[14] Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, Résolution 60/147 adoptée par l’Assemblée générale le 16 décembre 2005, op. cit., Chapitre IX.

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