Maroc : halte à la répression des voix pro-palestiniennes

December 19, 2024

Dans cette analyse, MENA Rights Group met en lumière la répression croissante menée par les autorités marocaines contre les voix pro-palestiniennes depuis le mois d’octobre 2023. Cette analyse porte sur une situation spécifique : la répression d'un sit-in organisé en solidarité avec la Palestine et contre la complicité de Carrefour dans les graves violations des droits humains perpétrées par Israël à Gaza. Cette affaire illustre une tendance plus large de répression visant les individus exprimant leur solidarité avec les Palestiniens ou critiquant la normalisation entre le Maroc et Israël.

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Introduction

Le 25 novembre 2023, treize militants du Front marocain pour le soutien de la Palestine et contre la normalisation, regroupant principalement des formations de gauche, des syndicats, des organisations de défense des droits humains et le cercle politique du mouvement Justice et Bienfaisance, ont participé à un sit-in pacifique devant l’enseigne de grande distribution Carrefour à Salé au Maroc. L’objectif était de remettre une lettre au responsable de Carrefour rappelant la complicité de la chaîne de grande distribution dans le génocide perpétré par Israël à Gaza et exhortant Carrefour à respecter le droit international en cessant de soutenir, directement ou indirectement, l’armée d’occupation ainsi que les entreprises israéliennes opérant dans les colonies.

Cette initiative s’inscrit dans le cadre d’un appel au boycott général de l’enseigne Carrefour, accusée de soutenir indirectement la colonisation israélienne à travers ses activités dans les territoires occupés.

A la suite de ce sit-in, treize militants, dont Taib Madmad, Soufiane El-Mansouri, Radouane Er-Rifai, Abdelmajid Chhaiba, Abdel-Ilah Benabde Sselam et Khalid Bencaga, ont été arrêtés par les autorités, avant d’être relâchés dans la nuit. L’ensemble des militants présents lors du sit-in sont actuellement poursuivis sur la base de l’article 14 de la Loi du 23 juillet 2002 n° 76-00 modifiant et complétant le Dahir (décret royal) n° 1-58-377 relatif aux rassemblements publics[1]. L’article 14 prévoit que :

Seront punis d'un emprisonnement de un à six mois et d’une amende de 1.200 à 5.000 dirhams ou de l'une de ces deux peines seulement :

1 - ceux qui auront fait une déclaration inexacte de nature à tromper sur les indications prévues à l'article 12 de la présente loi ou qui auront adressé, par un moyen quelconque, une convocation à prendre part à une manifestation après son interdiction.

2 – ceux qui auront participé à l’organisation d’une manifestation non déclarée ou qui aura été interdite.

L’affaire a été jugée le 12 décembre 2024. Le verdict sera prononcé le 26 décembre 2024.

Contexte

Au Maroc, les voix pro-palestiniennes font face à une répression croissante dans un contexte marqué par le durcissement des mesures contre les mouvements critiques de la normalisation avec Israël[2]. Depuis la signature des accords de normalisation le 22 décembre 2020, les autorités marocaines ont intensifié les restrictions, visant particulièrement les militants et les organisations qui dénoncent l’établissement de relations diplomatiques avec Israël ou soutiennent activement la cause palestinienne. Les manifestations pacifiques, les actions de boycott et les initiatives solidaires font régulièrement l'objet d'une répression sévère qui se traduit par des interdictions arbitraires, des arrestations, et des poursuites judiciaires[3].

Un exemple frappant de cette répression est la condamnation d’Ismail Lghazaoui, un militant marocain du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Le 10 décembre 2024, journée internationale des droits de l’Homme, le tribunal de première instance d’Aïn Sebaâ à Casablanca l’a condamné à un an de prison ferme et à une amende de 5 000 dirhams, la peine maximale prévue par l’article 299-1 du Code pénal. Il lui est reproché d’avoir appelé à « assiéger » le consulat des États-Unis pour dénoncer sa fourniture continue de matériel militaire à l'armée d'occupation pour commettre le génocide à Gaza[4].

Exposé des faits

Le 25 novembre 2023, aux alentours de 18h, Taib Madmad et douze autres militants du Front marocain pour le soutien de la Palestine et contre la normalisation se sont retrouvés devant la chaîne de grande distribution Carrefour à Salé suite à un appel lancé par le secrétariat national du Front.

Dès leur arrivée, une dizaine de fourgons de police rattachés à l’un des commissariats de Salé étaient présents sur les lieux. L’entreprise Carrefour n’ayant pas signalé le sit-in ni porté plainte, ce sont les autorités marocaines qui se sont elles-mêmes saisies de l’affaire. L’entreprise Carrefour n’apparait d’ailleurs à aucun moment dans le dossier du procès.

Malgré leur présence devant l’entrée du magasin, M. Madmad, accompagné par deux autres militants, est parvenu à entrer dans les locaux du magasin.

Après avoir remis à l’un des responsables du magasin une lettre détaillant la complicité de Carrefour dans les violations des droits humains commises par Israël à Gaza, les trois militants ont rejoint le reste du groupe sur le parking de l’enseigne.

Les forces de l'ordre ont employé la force pour tenter de disperser les manifestants. M. Benabde Ssalam, M. Madmad, sa femme et plusieurs autres militants ont été trainés par terre. Il convient de souligner que M. Er-Rifai, une personne souffrant de malvoyance, a également été bousculé et traîné par terre, en dépit de sa vulnérabilité évidente. Les forces de l’ordre ont tenté d’arracher les objets que les militants tenaient en main, notamment le mégaphone de M. Madmad, qu'elles ont violemment arraché, le brisant en deux. Par ailleurs, des drapeaux palestiniens ont également été confisqués.

Suite à cette manifestation qui a eu lieu aux alentours de18h, les treize militants ont été arrêtés par les autorités et conduits dans l’un des postes de police de Salé.

Après avoir attendu une trentaine de minutes au poste de police, M. Madmad a été entendu par un premier groupe de policiers. Ceux-ci lui ont uniquement posé des questions d’ordre général liées à son identité ainsi que celle de ses proches et leurs activités. Après être sorti du bureau, et alors qu’il attendait qu’on lui remette ses papiers d’identité, M. Madmad a été appelé par les responsables de la police judiciaire pour un second interrogatoire. Les agents semblaient mal préparés et mal informés, ne sachant même pas quelles questions poser et ignorant tout de la situation. M. Madmad leur a donc détaillé le déroulement du sit-in ainsi que l’intervention violente des forces de l’ordre.

À la fin de l'entretien, M. Madmad a refusé de signer le procès-verbal (PV). Il a d'abord contesté l'appellation de « flagrant délit » figurant sur le PV, soulignant que les deux personnes qui l'interrogeaient n'étaient pas présentes au moment des faits allégués. M. Madmad a ensuite fait remarquer que les maltraitances et violences exercées par les forces de l’ordre sur les militants lors du sit-in n’avaient pas été prises en compte dans le PV, la réponse des autorités étant qu'il n'y avait « aucune preuve ». De plus, M. Madmad a expliqué qu’avant son interrogation par ces deux officiers, il avait été reçu par d'autres policiers en civil, qu'il avait pris à tort pour des enquêteurs, mais que ces échanges n’avaient pas été enregistrés dans un PV. Il a précisé que les questions portaient sur sa famille, ses enfants, ainsi que ses activités, et que ces échanges avaient eu lieu dans un bureau spécifique.

Après les différents interrogatoires, tous les militants ont été relâchés aux alentours de 1h du matin.

Le 21 mars 2024, sans avoir été présentées devant un procureur au préalable, les treize personnes ayant participé au sit-in auraient été convoquées au tribunal de première instance de Salé. Cependant, la convocation officielle n’a été reçue que par un seul des treize militants concernés. La convocation mentionnait les chefs d’accusation suivants :

  1. Contribution à l’organisation d’une manifestation non autorisée

  2. Incitation à manifester et contribution à l’organisation d’une manifestation non autorisée

  3. Organisation d’une manifestation non autorisée

En raison de ce manquement, la plupart des militants convoqués n’étaient pas présents à l’audience du 21 mars, ce qui a entraîné son report. L’audience initialement prévue pour le 21 mars a ainsi été reportée au 25 avril, séance au cours de laquelle dix des treize militants étaient présents. Cependant, en raison de l’absence de certains des accusés, l’audience a été reportée à nouveau. Après deux ou trois autres reports en raison de l'absence de certains accusés, ces derniers se sont finalement rendus au tribunal. Malgré cela, les reports ont continué pour le même motif. L’audience prévue le 21 novembre 2024 a pour sa part été reportée en raison d'une grève nationale des avocats. Une autre audience a été reportée fin novembre en raison de l'absence du juge, malade à cette date.

Le 12 décembre 2024, après huit reports successifs, le procès a enfin pu s’ouvrir aux alentours de 14h30.

Lors de l’audience, des discussions ont eu lieu concernant les chefs d’accusation, notamment en raison des différences entre les faits reprochés à chaque accusé et des incohérences relevées dans les convocations et les documents remis aux avocats.

La défense a interrogé le représentant du procureur sur la signature de la convocation par le greffier, bien que seul le procureur soit habilité à convoquer, puisque seul le procureur est habilité à convoquer des individus. Celui-ci a présenté un chef d’accusation signé par le procureur de Salé qui ne figurait pas dans le dossier reçu par les avocats. Tandis que la convocation mentionnait trois charges distinctes, le document signé par le procureur de Salé ne faisait état que d’une seule charge pour l’ensemble des accusés. Face à cette contradiction, les juges ont décidé de retenir les charges figurant sur la première convocation.

En outre, le représentant du procureur a précisé que le procureur du roi avait saisi le procureur général du Royaume pour l'informer de son intention de poursuivre 13 personnes ayant participé à une manifestation non autorisée. Cependant, aucune réponse n'a été donnée par le procureur général. La défense a contesté cette démarche, se demandant pourquoi l’avis du procureur général était requis dans ce cas, alors que cela n’était pas habituel et utilisant cet argument pour soutenir qu’il s’agissait d’une affaire politique.

À l'issue de cet échange, les juges ont procédé à l'interrogatoire des accusés, en commençant par le premier sur la liste, M. Madmad. Celui-ci a rappelé aux juges que le Front avait appelé à un sit-in et non à une manifestation, soulignant que les sit-ins ne nécessitent pas de notification préalable auprès des autorités. Il a également précisé qu'il avait remis la lettre au responsable du magasin à l'intérieur même du magasin, conformément à l'organisation de l'événement.

Lors des échanges, chaque accusé a été confronté à la question suivante : « Comment avez-vous reçu l'appel au sit-in ? » Tous ont répondu qu'ils avaient pris connaissance de l'appel via les réseaux sociaux et qu'ils étaient venus y participer.

Concernant la question récurrente de savoir s'ils avaient demandé aux passants de ne pas entrer dans le magasin ou s'ils s'étaient adressés aux clients, M. Madmad a précisé qu'ils se trouvaient à environ 30 ou 40 mètres du magasin et n'avaient adressé la parole à aucun passant. De plus, étant encerclés par la police, ils étaient dans l'impossibilité d'interagir avec qui que ce soit.

Lors de l’audience, une discussion a également eu lieu concernant le comportement des forces de l’ordre lorsque les juges ont demandé si les forces de l’ordre avaient montré une interdiction du sit-in et avaient agi conformément à la procédure. M. Madmad a répondu par la négative, précisant que cela n’avait pas été fait. De plus, les forces de l’ordre étaient déjà en train d’arracher les drapeaux et les banderoles lorsque les trois militants sont ressortis du magasin. Il a également souligné qu’aucune sommation n’avait été prononcée, comme l’exige la loi, par un représentant des forces de l’ordre portant l’uniforme prévu à cet effet. Selon M. Madmad, il n’y a eu aucune discussion avec les policiers : les militants ont directement été poussés, violentés et leurs affaires arrachées.

Lors de la discussion, le représentant du procureur a expliqué que, bien que des dizaines de sit-ins aient lieu à Salé sans qu'aucune convocation ne soit envoyée, la situation était différente dans le cas d’espèce en raison de la remise d’une lettre. En réponse, la défense a interrogé le représentant sur l'interdiction de remettre des lettres, demandant si cela était spécifié dans la loi, mais celui-ci n’a pas répondu à cette question.

Pour conclure, la défense a rappelé toutes les bases juridiques pertinentes, y compris la Constitution marocaine et les articles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), que le Maroc a ratifié le 3 mai 1979, garantissant le droit à la liberté d'expression et à la liberté de réunion pacifique. Elle a également souligné que l'accusation de manifestation non autorisée était sans fondement, précisant qu'il ne s'agissait pas d'une manifestation, mais d'un sit-in, qui ne nécessite ni autorisation ni déclaration auprès des autorités. En conséquence, la défense a demandé l'abandon de toutes les poursuites et a plaidé pour l'acquittement des treize prévenus, en les déclarant innocents.

Le verdict devrait être annoncé le 26 décembre 2024.

Arguments

Violation du droit à la liberté de réunion pacifique

Dispersion du sit-in

L’article 29 de la Constitution marocaine de 2011 énonce ce qui suit : « Sont garanties les libertés de réunion, de rassemblement, de manifestation pacifique, d’association et d’appartenance syndicale et politique. »

Le droit des rassemblements publics est régi par le Dahir n° 1-58-377 promulgué le 15 novembre 1958, puis modifié et complété par la loi du 23 juillet 2002 n° 76.0081. Cette législation englobe et distingue quatre types de rassemblement : les « réunions publiques », les « manifestations sur la voie publique », les « attroupements armés », et les « attroupements non armés qui pourraient troubler la sécurité publique ». La « réunion publique » est définie comme « toute assemblée temporaire mais concertée, ouverte au public, et pour laquelle l'ordre de jour est déterminé à l'avance »[5], tandis qu'une manifestation implique un déplacement sur une voie publique[6]

Cette même loi soumet à une déclaration préalable toute manifestation sur la voie publique. Selon l’article 12 de la loi n° 76, la déclaration est remise à l’autorité administrative locale trois jours francs au moins et quinze jours francs au plus avant la date de la manifestation. La déclaration doit inclure la date, l'heure, le lieu et le but du rassemblement, l’itinéraire projeté et les noms, prénoms, nationalité et domicile ainsi que les numéros des cartes d’identité nationale des organisateurs[7].

À titre d’exemple, et concernant la qualification de certains modes d’action collective, la Cour de cassation a conclu dans son arrêt N° 4/1781 du 07/07/1999 que le « regroupement des gens dans un endroit déterminé ne constitue pas, en soi, une manifestation mais seulement un rassemblement » et que « l’élément matériel qui constitue la participation à une manifestation ne se réalise qu’à travers le passage des manifestants par la voie publique ». Dans le même sens, la Cour d’appel de Rabat a considéré dans son arrêt N° 6997 du 21 novembre 2001, « qu’un simple rassemblement de personnes dans un endroit déterminé dans le cadre d’un sit-in ne constitue pas une manifestation[8]».

Indépendamment de l’interprétation du terme « manifestation » au regard de la législation nationale marocaine, le droit à la liberté de réunion pacifique des plaignants est garanti par l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par le Maroc. Cet article dispose :

Le droit de réunion pacifique est reconnu. L’exercice de ce droit ne peut faire l’objet  que des seules restrictions imposées conformément à la loi et nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à l’ordre public, à la protection de la santé ou de la moralité publiques, ou à la sauvegarde des droits et libertés d’autrui.

Si le comportement des participants à une réunion est pacifique, le fait que les organisateurs ou les participants n’aient pas satisfait à certaines des prescriptions du droit interne ne suffit pas à les soustraire à la protection de l’article 21[9]. Le Comité des droits de l’homme a, à cet égard, spécifiquement précisé que « le défaut de notification préalable aux autorités d’un rassemblement à venir, lorsque cette notification est requise, ne rend pas illégale la participation à la réunion en question, et ne doit pas en soi servir de motif pour disperser la réunion ou arrêter les participants ou les organisateurs, ou pour infliger des sanctions injustifiées, par exemple accuser les participants ou les organisateurs d’infractions pénales[10]. »

Sur la forme, l’article 21 du Pacte protège les réunions pacifiques, qu’elles se déroulent à l’extérieur, à l’intérieur ou en ligne, dans l’espace public ou dans des lieux privés, ou qu’elles combinent plusieurs de ces modalités. Ces réunions peuvent prendre de nombreuses formes, à savoir notamment celles de manifestations, protestations, rassemblements, défilés, sit-in, veillées à la bougie et mobilisations éclair. Elles sont protégées au titre de l’article 21, qu’elles soient statiques, comme les piquets, ou mobiles, comme les défilés ou les marches[11].

Sur le fond, le droit de réunion pacifique protège le rassemblement non violent de personnes à des fins spécifiques, principalement pour l’expression d’opinions[12]. Le Comité des droits de l’Homme a précisé que: « Étant donné que les réunions pacifiques ont souvent pour fonction d’être un lieu d’expression, et que le discours politique jouit d’une protection spéciale en tant que forme d’expression, des efforts redoublés devraient être faits pour permettre la tenue des réunions exprimant un message politique, et celles-ci devraient bénéficier d’une protection renforcée[13]. »

Le sit-in organisé par le Front de soutien à la Palestine le 25 novembre 2023, visant à dénoncer la complicité de la chaîne de grande distribution Carrefour dans les violations des droits humains commises par Israël dans les territoires palestiniens notamment à Gaza, aurait dû bénéficier d’une protection renforcée conformément à l’article 21 du PIDCP.

En entravant cette action civique, l’État marocain a violé le droit à la liberté de réunion pacifique des plaignants, tel que protégé par l’article 21 du PIDCP.

Usage excessif de la force par les agents de police

Dans son observation générale n° 37, le Comité des droits de l’Homme a rappelé que :

Le devoir de respecter et garantir le droit de réunion pacifique comporte à la fois pour les États, avant, pendant et après les réunions, des obligations négatives et d’autres positives. Les États ont ainsi l’obligation négative de s’abstenir de toute intervention injustifiée dans le déroulement des réunions pacifiques. Ils sont tenus, par exemple, de ne pas interdire, restreindre, bloquer, disperser ou perturber les réunions pacifiques sans raison impérieuse et de ne pas sanctionner les participants ou les organisateurs sans motif valable[14].

Dans le but de disperser le sit-in, les forces de police ont bousculé et malmené le petit groupe de manifestants pacifiques. Pourtant, les normes internationales en matière de réunions pacifiques prévoient qu’un rassemblement ne peut être dispersé que dans des cas exceptionnels. Il est par exemple possible de disperser un rassemblement « si celui-ci a perdu son caractère pacifique ou s’il existe manifestement un danger imminent que des violences graves éclatent[15] », ce qui n’était manifestement pas le cas.

Selon le Conseil National des Droits de l’Homme marocain, la jurisprudence confirme généralement une tendance libérale s'agissant d'appréciation de l'atteinte à la sécurité publique. Par exemple, la Cour d'appel d'El Jadida a précisé dans son arrêt N° 01/1236 du 21/03/2001 que « l'organisation d'un sit-in pacifique pour revendiquer le droit au travail est un acte légitime[16]. »

D’après le Comité des droits de l’homme, les forces de l’ordre « sont tenues d’utiliser toutes les méthodes non violentes et d’adresser un avertissement préalable avant de faire usage de la force si celle-ci devient absolument nécessaire, sauf s’il est manifeste que les méthodes non violentes comme l’avertissement préalable seraient inefficaces. Tout recours à la force doit impérativement s’inscrire dans le respect des principes fondamentaux de légalité, de nécessité, de proportionnalité, de précaution et de non-discrimination[17]. »

En outre, d’après l’article 19 de la Loi n° 76-00, la police est censée donner une sommation ordonnant aux manifestants de se disperser. Si la première sommation reste sans effet, « une deuxième et une troisième sommation doivent être adressées dans la même forme par ledit agent qui la termine par l’expression suivante : L’attroupement sera dispersé par la force. En cas de résistance, l'attroupement sera dispersé par la force. »

Or, dans le cas d’espèce, la police a commencé par bousculer et intimider les participants en l’absence de sommation.

La dispersion par la force lors du sit-in du 25 novembre, sans avertissement préalable, constitue donc une atteinte au droit de réunion pacifique de M. Madmad et. al, et l’usage de la force s’est avéré être excessif, en particulier en l’absence de toute violence de la part des manifestants.

Lors du dispersement, les forces de l’ordre ont également tenté d'arracher les objets que les militants tenaient dans leurs mains, notamment le mégaphone de M. Madmad, qu'ils ont violemment arraché, le brisant en deux. En outre, des drapeaux palestiniens ont également été pris de force.

Le Comité des droits de l’Homme a précisé dans son Observation générale n° 37 que « l’utilisation de drapeaux ou de banderoles et le port d’uniformes ou d’autres signes doivent être perçus comme une forme d’expression légitime qu’il n’y a pas lieu de restreindre[18]. » Au sujet de l’utilisation de mégaphones, le Comité a également rappelé qu’il convenait « de laisser les participants décider librement s’ils souhaitent diffuser leur message au moyen de pancartes ou de porte-voix, en s’accompagnant d’instruments de musique ou d’autres moyens techniques, tels que des équipements de projection[19]. »

Enfin, il convient de souligner que l’un des 13 militants interpellés est malvoyant. Il a néanmoins été bousculé et traîné par terre. Ces actes constituent non seulement un usage manifestement disproportionné de la force, mais également une violation des droits fondamentaux des individus, notamment le droit à la dignité et à l'intégrité physique, tel que garanti par les normes internationales des droits humains.

Ces atteintes constituent une violation directe des obligations internationales auxquelles le Maroc s’est engagé en vertu du PIDCP.

Violation du droit à la liberté d’expression

La dispersion du sit-in pacifique par les forces de l'ordre, ainsi que l’ensemble de la procédure judiciaire engagée contre les plaignants, ne constituent pas seulement une atteinte à la liberté de réunion pacifique, mais soulèvent également des implications importantes pour la liberté d'expression.

Le droit à la liberté d’opinion et d’expression est protégé par l’article 25 de la constitution marocaine ainsi que l’article 19 du PIDCP.

L’article 19 protège toutes les formes d’expression et les moyens de les diffuser[20], ce qui inclut le droit d'exposer des idées, y compris par des manifestations publiques, même si elles sont dérangeantes ou controversées[21].

Dans le cas d’espèce, les militants exprimaient une critique légitime de la chaîne de grande distribution sur une question d’intérêt public : son rôle perçu dans les violations des droits humains à Gaza. À cette fin, ils ont transmis au responsable de Carrefour une lettre détaillant la complicité de la chaîne de grande distribution dans les graves violations des droits humains perpétrées par Israël à Gaza et exhortant l’enseigne à respecter le droit international en cessant de soutenir, directement ou indirectement, l’armée d’occupation ainsi que les entreprises israéliennes opérant dans les colonies (voir Annexe 1).

Lors de l’audience du 12 décembre 2024, le représentant du procureur a précisé que, bien que des dizaines de sit-ins aient lieu à Salé sans qu'aucune convocation ne soit envoyée, la situation était différente dans le cas d’espèce en raison de la remise d’une lettre. En sous-entendant que la manifestation n’aurait pas fait l’objet de poursuites en l’absence de la lettre remise à Carrefour, le Maroc reconnaît que l’action répressive n’est pas uniquement dirigée contre la liberté de réunion, mais bien contre la liberté d’expression elle-même.

Selon la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression : « la crise de Gaza est en train de devenir une véritable crise mondiale de la liberté d'expression[22] ». L’experte a également souligné que « critiquer Israël est parfaitement légitime au regard du droit international »[23].

Le droit international reconnaît que les boycotts constituent des formes légitimes d'expression politique, et que les expressions non violentes de soutien aux boycotts sont, d'une manière générale, des discours légitimes qui doivent être protégés[24], comme l’ont rappelé plusieurs titulaires de mandats dans une communication de 2011 portant sur un projet de loi pour la prévention des dommages à l'État d'Israël par le boycott[25].

Depuis le lancement de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) en 2010, des actions militantes appelant au boycott de produits israéliens ont été menées dans le monde entier pour protester contre les violations des droits de l’homme en Palestine. Ces actions ont par exemple conduit à des condamnations judiciaires en France pour « provocation à la discrimination », mais la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dans l’arrêt Baldassi et autres c. France (2020), a estimé que ces condamnations violaient l’article 10 de la Convention européenne qui protège la liberté d’expression.

La CEDH a jugé que ces appels au boycott représentaient « un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et de la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, et s’inscrivaient dans un débat contemporain »[26]. La CEDH a ainsi précisé qu’ils ne constituaient pas une incitation à la haine ou à la violence, et que leur répression n’était ni nécessaire ni proportionnée dans une société démocratique.

À la suite de la condamnation de la France par la CEDH, la chambre criminelle de la Cour de cassation a intégré l’appel au boycott dans le champ de la liberté d’expression[27].

En outre, sur le plan juridique, toute restriction à la liberté d’expression doit répondre aux critères stricts de légalité, de nécessité et de proportionnalité, comme précisé dans l’Observation générale n° 34 du Comité des droits de l’homme[28]. Dans le cas d’espèce, l’intervention des forces de l’ordre semble difficilement justifiable au regard de ces exigences : aucune disposition précise ne semble avoir été violée, l'action pacifique des militants ne pouvait constituer une menace pour l'ordre public, et la dispersion d’un si petit rassemblement par la force apparaît disproportionnée par rapport à son impact potentiel. En ce qui concerne les poursuites et les peines susceptibles d’être infligées aux plaignants en raison de l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, l’application du test des trois volets met également en évidence des lacunes substantielles. Tout d’abord, les poursuites manquent de base légale, puisqu’aucune disposition législative ne justifie la criminalisation de la remise d’une lettre pacifique visant à sensibiliser l’opinion publique sur des violations graves des droits humains. Ensuite, bien que l’objectif de maintien de l’ordre public puisse être légitime, il n’est pas démontré que ces poursuites soient nécessaires pour atteindre cet objectif, étant donné que les militants ne constituaient aucune menace réelle. Enfin, les poursuites et les peines envisagées apparaissent manifestement disproportionnées au regard de la nature de l’infraction, qui n’implique en aucun cas un acte de violence ou une perturbation significative de l’ordre public.

Cette répression met en lumière l'interconnexion essentielle entre la liberté d'expression et la liberté de réunion pacifique. Les deux droits sont interdépendants : limiter une réunion pacifique affecte directement la capacité des individus à exprimer leurs idées de manière collective et visible. Inversement, il n’est possible d’assurer une protection pleine et entière du droit de réunion pacifique que lorsque d’autres droits avec lequels il a des éléments communs sont également protégés, notamment la liberté d’expression[29].

Nous affirmons donc que les poursuites engagées contre les 13 activistes vont à l'encontre de l'exercice pacifique de la liberté d'expression d’individus désirant formuler une critique non violente vis-à-vis d’une entreprise ou d’une pratique commerciale.

Conclusions et requêtes

MENA Rights Group appelle à la fin de la répression en cours contre les manifestants pacifiques et autres militants exprimant leur soutien aux Palestiniens et leur hostilité à la politique de normalisation avec Israël, et à l’abandon de toutes les charges contre les personnes poursuivies uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d'expression et de réunion pacifique.

Nous exhortons les autorités marocaines à prendre les mesures nécessaires pour protéger les militants politiques et autres voix critiques afin de leur permettre de mener leurs activités en toute sécurité et sans crainte de représailles. Nous demandons également aux autorités marocaines de mettre fin à l'usage de la force disproportionnée par les forces de sécurité et de veiller à ce que leurs actions soient conformes aux standards internationaux en matière de droits humains.


[1] Royaume du Maroc, Bulletin Officiel, Edition de traduction officielle, Dahir n° 1-02-200 du 12 joumada I 1423 (23 juillet 2002) portant promulgation de la loi n° 76-00 modifiant et complétant le dahir n° 1-58-377 du 3 joumada I 1378 (15 novembre 1958) relatif aux rassemblements publics, https://archive.gazettes.africa/archive/ma/2002/ma-bulletin-officiel-dated-2002-10-17-no-5048.pdf (consulté le 16 décembre 2024).

[2] Algérie Focus, Maroc: Répression des Manifestations de Solidarité avec la Palestine, le Prix de la Normalisation, 7 août 2024, https://www.algerie-focus.com/maroc-repression-des-manifestations-de-solidarite-avec-la-palestine-le-prix-de-la-normalisation/ (consulté le 9 décembre 2024).

[3] ENASS, Libertés : Semaine de plomb au Maroc, 25 mars 2024, https://enass.ma/2024/03/25/libertes-semaine-de-plomb-au-maroc/ (consulté le 9 décembre 2024). & Algérie Presse Service, Maroc: le régime du Makhzen réprime les marches de solidarité avec la Palestine, 23 novembre 2023, https://www.aps.dz/monde/163050-maroc-le-regime-du-makhzen-reprime-les-marches-de-solidarite-avec-la-palestine (consulté le 9 décembre 2024). & AL24 News, Maroc: une association dénonce la répression par le Makhzen d’un sit-in de solidarité avec la Palestine, 9 janvier 2024, https://al24news.com/fr/maroc-une-association-denonce-la-repression-par-le-makhzen-dun-sit-in-de-solidarite-avec-la-palestine/  (consulté le 9 décembre 2024). & Le Desk, Anti-normalisation: des sit-ins interdits dans au moins sept villes au Maroc, 31 mars 2021, https://ledesk.ma/encontinu/anti-normalisation-des-sit-ins-interdits-dans-au-moins-sept-villes-au-maroc/ (consulté le 9 décembre 2024). & APNews, A Moroccan activist was sentenced to 5 years for criticizing the country’s ties to Israel, 9 avril 2024, https://apnews.com/article/morocco-israel-palestinians-zankad-d924b81bb8096f9e593f0efebd30b90d (consulté le 19 décembre 2024).

[4] The New Arab, Morocco sentences BDS activist to one year in jail over ‘inciting crimes and misdemeanours’, 11 décembre 2024, https://www.newarab.com/news/morocco-sentences-bds-activist-one-year-jail  (consulté le 16 décembre 2024).

[5] Adala, IREX Europe, Article 19, UNESCO Bureau de Rabat, Le cadre légal relatif à la liberté d’association et de réunion au Maroc, Février 2020, p.23-24, https://erim.ngo/wp-content/uploads/2020/12/Rapport-Liberte-dexpression-e-t-dassociation-au-Maroc_Fr-2.pdf (consulté le 9 décembre 2024).

[6] Human Rights Watch & Amnesty International, Maroc / Sahara Occidental : la liberté de rassemblement en procès, 21 novembre 2001, https://www.hrw.org/legacy/french/press/2001/marocbackground1121.htm#sitin (consulté le 10 décembre 2024).

[7] Voir Dahir n° 1-58-377 (3 joumada I 1378) relatif aux rassemblements publics (B.O. 27 novembre 1958), https://www.rightofassembly.info/assets/downloads/1958_Law_on_Assemblies_(French_original).pdf (consulté le 17 décembre 2024).

[8] Conseil national des droits de l’Homme, Rassemblements publics Dahir n°1-58-377, Novembre 2015, p.7, https://archive.cndh.ma/sites/default/files/rassemblements_publics_memo_fr.pdf (consulté le 10 décembre 2024).

[9] Comité des droits de l’homme, Observation générale no 37 (2020) sur le droit de réunion pacifique (art. 21), 17 septembre 2020, UN Doc.CCPR/C/GC/37, para.16, https://documents.un.org/doc/undoc/gen/g20/232/16/pdf/g2023216.pdf (consulté le 10 décembre 2024).

[10] Ibid, para.71.

[11] Ibid, para.6.

[12] Ibid, para.4.

[13] Ibid, para.32.

[14] Ibid, para.23.

[15] Ibid, para.85.

[16] Conseil national des droits de l’Homme, Rassemblements publics Dahir n°1-58-377, Novembre 2015, p.7, https://archive.cndh.ma/sites/default/files/rassemblements_publics_memo_fr.pdf (consulté le 10 décembre 2024).

[17] Ibid, para.78.

[18] Ibid, para.51.

[19] Ibid, para.58.

[20] Comité des droits de l’homme, Observation générale no  34  Article 19: Liberté d’opinion et liberté d’expression, 12 septembre 2011, UN Doc.CCPR/C/GC/34, para.12, https://documents.un.org/doc/undoc/gen/g11/453/32/pdf/g1145332.pdf (consulté le 10 décembre 2024).

[21] Ibid, para.11.

[22] ONU Info, Guerre à Gaza: la liberté d’expression en question dans un contexte de répression sur des campus universitaires, 29 avril 2024, https://news.un.org/fr/story/2024/04/1145176 (consulté le 10 décembre 2024).

[23] Ibid.

[24] Conseil des droits de l’homme, Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, 11 juin 2012, A/HRC/20/17/Add.2, para 34.

[25] Voir Communication No. AL G/SO 214 (67-17) Assembly & Association (2010-1) G/SO 214 (107-9) ISR 7/2011.

[26] Cour européenne des droits de l’homme, Baldassi et Autres c. FRANCE (Arrêt), Requêtes nos 15271/16 et 6 autres, 11 juin 2020, para.78, https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-202756%22]} (consulté le 10 décembre 2024).

[27] Voir Arrêt de la Cour de Cassation, chambre criminelle : Pourvoi n° 22-83.197, 17 octobre 2023, https://www.courdecassation.fr/decision/652e241192ba0983187683bd (consulté le 17 décembre 2024).

[28] Ibid, para.22.

[29] Comité des droits de l’homme, Observation générale no 37 (2020) sur le droit de réunion pacifique (art. 21), 17 septembre 2020, UN Doc.CCPR/C/GC/37, para.9, https://documents.un.org/doc/undoc/gen/g20/232/16/pdf/g2023216.pdf (consulté le 10 décembre 2024).

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